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Imaginez dans un avenir lointain une Distopie – une Utopie à l’envers – où les entreprises étrangères bénéficieraient du même statut que les citoyens dans les audiences publiques; où la priorité pour un gouvernement qui émet des permis pour la fracturation hydraulique, un pipeline et autres projets du genre serait de rendre le processus d’approbation le plus simple possible pour les entreprises; où, malgré les résistances populaires, le gouvernement devrait garantir que les protestations et les contestations judiciaires ne causeront pas de retards «injustifiés».
Malheureusement, ce scénario n’est pas une possibilité lointaine, mais risque de devenir une réalité juridiquement reconnue, dès 2017. C’est alors que l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne est censée entrer en vigueur.
Le mot « commerce » dans le nom de cet accord peut être trompeur, étant donné que la plupart des tarifs douaniers sur le commerce entre le Canada et l’Europe ont déjà été abaissés. Ce que les Canadiens et les Européens doivent plutôt noter dans l’AECG ce sont les nombreuses façons dont l’accord limite les pouvoirs des gouvernements démocratiquement élus et les obligent à accorder un traitement spécial aux entreprises étrangères.
Un simple exemple illustre comment avec l’AECG la façon dont nous sommes gouvernés va changer fondamentalement. Il s’agit de la clause qui garantit aux entreprises étrangères un statut égal ou supérieur à celui des citoyennes et citoyens d’un pays dans les audiences publiques portant sur un projet de règlementation. À la lecture de cette étonnante disposition, vous n’en croirez pas vos yeux. Pourtant, le texte est on ne peut plus clair : dans les consultations publiques sur un projet de réglementation, l’AECG exige que «chaque Partie permette aux personnes [un terme qui inclut les entreprises] de l’autre Partie de participer à des conditions non moins favorables que celles accordées à ses propres personnes.» [i]
Quel système de gouvernement garantit aux entreprises étrangères le droit de participer à des consultations publiques à des conditions égales ou supérieures à celles accordées à ses propres citoyens? Un tel système peut-il encore se dire démocratique? En étendant aux sociétés étrangères les droits réservés aux citoyennes et citoyens, l’AECG passe à côté de la définition de la démocratie que l’on trouve sur le site web du Parlement canadien : « Dans un pays démocratique, tous les citoyens ont le droit de participer, de près ou de loin, aux décisions qui les touchent » [ii] Et dire que la ministre canadienne du Commerce international, Chrystia Freeland, nous promet que l’AECG servira de modèle – sorte de « gold standard» – pour les accords futurs [iii]. Au fil du temps, les citoyennes et citoyens seront donc de plus en plus marginalisés, étant donné que de plus en plus d’entreprises étrangères obtiendront le droit d’être traitées aussi bien ou mieux qu’eux.
Une autre façon pour l’AECG de changer radicalement notre système de gouvernance sera de contraindre les gouvernements à rendre leurs processus d’octroi de licenses «aussi simple que possible» pour les entreprises. Or, cette disposition de l’AECG qui exige de rendre les choses simples pour les entreprises ne tient pas compte des valeurs d’une société laquelle peut veiller, par exemple, à ce qu’un projet de pipeline ne dévaste pas l’environnement ou que les résidants aient leur mot à dire dans un cas de re-zonage majeur en faveur d’un développement commercial. Puisqu’il est fort possible que des gouvernements approuvent des projets sans audience ou consultation publiques sur l’environnement – c’est un fait que certains États ne font ni l’un ni l’autre – cela pourrait devenir la norme d’un processus d’autorisation «aussi simple que possible.»
Une autre disposition de l’AECG pourrait rendre non pertinente la participation des citoyennes et citoyens dans le processus d’autorisation. L’AECG exige que les critères relatifs à l’octroi d’une autorisation soient «établis d’avance». Cela pourrait signifier que les gouvernements[iv] devraient dicter à l’avance tout ce qu’il faut faire pour obtenir un permis, avant qu’une demande soit déposée. Cela pourrait également signifier que les entreprises disposant de permis n’aient pas à se conformer aux nouvelles règles adoptées par un gouvernement. Un président d’un comité de l’OMC a avisé qu’une telle disposition pourrait «imposer une limitation importante au droit des membres de l’OMC de modifier leur réglementation.» [v]
S’éloignant ainsi de façon significative des autres accords en négociation, l’AECG appliquerait des restrictions au pouvoir de réglementer des gouvernements, non seulement dans le secteur des services, mais aussi dans « l’exercice de toute autre activité économique» – y compris dans les industries extractives. Les entreprises pétrolières et gazières géantes d’Europe, comme Shell Oil et Total, qui ont des intérêts dans le gaz naturel liquéfié et les sables bitumineux canadiens, devraient bénéficier du système réglementaire que l’AECG va créer. L’industrie minière canadienne, dont les projets en cours ont rencontré une farouche résistance dans certains pays européens, fait du lobbying en faveur de l’AECG qu’elle considère comme un outil pour réduire la différence entre les normes canadiennes et européennes. [vi] Une publication de l’industrie explique comment les dispositions concernant le règlement des différends investisseur-État dans l’AECG, comme dans l’ALENA, peuvent être utilisées pour faire payer les gouvernements qui légiféreront sur l’environnement et comment la menace de poursuite investisseur-État peut être utilisée comme un outil de « lobbying » pour prévenir à la source toute législation en ce sens. [vii]
L’AECG contient un certain nombre d’obligations pour les gouvernements que l’on croirait avoir été élaborées par les entreprises pétrolières, gazières et minières elles-mêmes. Ainsi, les gouvernements doivent « établit le délai normal de traitement d’une demande », et ces délais doivent être « raisonnables », ce qui donne aux entreprises une base juridique pratique pour une poursuite investisseur-État, dans le cas où les gouvernements prendraient un temps « déraisonnable » ou plus long que la norme établie. Les gouvernements doivent entreprendre le traitement des demandes et rendre leur décision sans « retard injustifié», sans égard aux manifestations publiques ou aux contestations judiciaires.
L’AECG va aller beaucoup plus loin que les règles actuelles en vigueur à l’OMC. Nous pouvons nous attendre à ce que des poursuites perdues auprès de l’OMC soient gagnées par un recours à l’AECG. Étant donné la façon dont ils se sont comportés dans le passé, les gouvernements canadiens et européens ne vont pas se gêner pour utiliser ce recours. Malgré son image actuelle de «Mr. Nice Guy » en Europe, le Canada n’a pas craint de s’adresser à l’OMC pour attaquer des politiques largement soutenues par les populations européennes. Le Canada a contesté les restrictions européennes portant sur le boeuf aux hormones, les OGM et les importations de produits dérivés du phoque.
Le Canada a même essayé de renverser la décision de la France prise en 1997 d’interdire l’amiante. Il a soutenu devant un panel de l’OMC que ses produits d’amiante «n’entraînaient pas de risques détectables pour la santé». [viii] Heureusement pour la santé publique, le Canada a perdu sa cause en vertu des présentes règles de l’OMC. Cependant, si l’AECG avait été en vigueur à cette époque, le Canada et son industrie de l’amiante auraient disposé de nombreux et puissants outils pour empêcher la France d’imposer cette interdiction. L’industrie de l’amiante aurait pu menacé d’intenter une poursuite devant le tribunal investisseur-État de l’AECG, réclamant des milliards de dollars en compensation. Les entreprises utilisant l’amiante auraient pu aussi s’y opposer, faisant valoir que cette interdiction n’existait pas au moment où elles avaient obtenu leurs permis. Dans les consultations nationales réalisées avant l’interdiction, les entreprises d’amiante du Canada auraient pu bénéficier d’un traitement égal ou supérieur à celui des citoyens français; les dispositions de «coopération réglementaire» de l’AECG auraient permis au Canada d’attaquer l’interdiction dans des réunions à huis clos, avant même que les citoyens français se rendent compte de l’interdiction proposeé. Si tous ces efforts avaient échoué, le Canada aurait pu, en tant que signataire de l’AECG, exiger des délais dans la mise en œuvre de l’interdiction, donnant ainsi au lobby de l’amiante plus de temps la combattre.
La décision de la France d’interdire l’amiante a constitué une victoire importante, à l’échelle planétaire, pour tous ceux qui luttent contre les effets néfastes de ce produit toxique. Les Canadiens eux-mêmes en profiteront, puisque cette interdiction a contribué à ouvrir la voie au Canada pour l’élaboration de sa propre interdiction. L’AECG exercera des pressions énormes pour que plus jamais aucun gouvernement ne prenne une initiative aussi importante. Ni les Canadiens ni les Européens ne peuvent se permettre un accord comme l’AECG qui fait en sorte que le processus décisionnel des gouvernements dérape davantage en faveur d’intérêts étroitement commerciaux.
Ellen Gould est chercheure spécialisée en commerce international, et une associée de recherche avec CCPA-BC.
Merci à Jacques B. Gélinas pour sa collaboration pour la version française.
[i] L’AECG, Chapitre quatre, « Obstacles techniques au commerces », Article 4.6.1, p.42, ARTICLE 1.1 Définitions d’application générale : «personne désigne une personne physique ou une entreprise.»
[iii] « CETA a ‘gold standard’ agreement, Freeland tells EU committee», iPolitics.
[iv] L’UE et le Canada ont laissé aux tribunaux de l’AECG la responsibilité de préciser le sens de « établi d’avance »
[v] Groupe de travail sur la réglementation intérieure, les disciplines relatives à la réglementation nationale selon l’AGCS, Article VI : 4. Texte annoté, Note informelle par la Présidente, Document de séance (14 mars 2010), para. 68.
[vi] Mining Association of Canada : « Facts and Figures of the Canadian Mining Industry, 2015 », p.76.
[vii] Mineweb « Landmark Canada/EU trade agreement could have major implications for miners», 23 octobre 2015.
[viii] OMC, Communauté européenne – Mesures affectant l’amiante et les produits en contenant, paragraphe 3.12