L’écart des revenus au Canada, entre les riches et tous les autres, n’a jamais été aussi grand en 30 ans.

D’habitude, cet écart s’accroît durant une récession, alors que les Canadiens perdent des emplois, mais une nouvelle tendance inquiétante se dessine au Canada.

L’écart des revenus semble s’accroître autant quand tout va bien que quand ça va mal. Bien plus, les inégalités croissantes ne concernent plus seulement les riches et les pauvres. La plupart des Canadiens, soit 80 % des familles ayant des enfants de moins de 18 ans, rapportent chez eux une part de plus en plus mince de l’économie qu’ils contribuent à bâtir.

Seulement les 10 % des familles canadiennes les plus riches avec enfants ont vu leur revenu grossir, comparativement à la génération précédente. En fait, leur revenu a monté en flèche.

Pendant ce temps, nous travaillons plus fort juste pour conserver ce que nous avons. Notre lutte concerne le revenu, mais pas seulement le montant d’argent que nous gagnons. L’écart croissant concerne également nos moyens, ils concernent notre mode de vie.

La capacité de pouvoir se payer l’essentiel, le logement et les études postsecondaires, et de pouvoir épargner en vue de la retraite, est un grand défi pour de nombreux Canadiens. Rien n’est plus essentiel que d’avoir un toit, et le logement est ce qui gruge la plus grande partie de nos revenus parmi tous les éléments d’un budget.

Une récente étude de la Banque Royale a révélé que devenir propriétaire d’une maison au Canada coûte plus cher de nos jours qu’il y a 18 ans. Ce phénomène est directement lié à l’écart croissant des revenus. Qu’est-ce qui se produit lorsque la fortune des 10 % d’entre nous qui sont les plus riches monte en flèche? Le prix des logements monte en flèche… pour tout le monde.

Ce sont les riches qui déterminent les prix courants du logement. Lorsque leur revenu monte rapidement, les prix du logement montent aussi, par échelons. Les riches choisissent les quartiers où ils veulent vivre, et paient les primes pour de meilleurs emplacements. Le fait d’avoir des surplus dans leur porte-monnaie fait monter les enchères et on assiste à une hausse spectaculaire des prix dans un secteur donné. Cela a un effet d’entraînement sur les quartiers voisins, amenant graduellement les coûts du logement, et même des loyers, à des niveaux hors d’atteinte de nombreux Canadiens.

Les options qui restent pour les foyers à faible revenu ou à revenu modeste sont tout à fait prévisibles. Certains quittent la ville à la recherche d’un logement moins cher, ce qui signifie moins de services et plus de temps sur les routes. Ceux qui restent en ville se retrouvent dans les quartiers où les loyers sont les moins chers.

Dans ces quartiers des grandes villes, le loyer est bas parce qu’il ne s’y trouve pas d’espaces verts pour les enfants et parce que les services publics sont minables (mauvais réseau de transport, nombre insuffisant de cliniques de santé ou de garderies, écoles qui manquent de ressources, peu d’installations communautaires et récréatives ou d’établissements de soins de longue durée). Faire les courses n’est guère mieux (peu de choix pour des aliments nutritifs ou à bon prix, peu de services bancaires, etc.).

C’est ce qu’on a appelé « l’amplification de la privation ». Vous n’avez pas grand-chose sur le plan du revenu et vous devez vivre là ou les soutiens se font rares. Les effets de la pauvreté et de la privation se combinent.

Les enfants grandissent dans un milieu qui déjoue le sort s’ils parviennent à s’y épanouir et à y développer leur potentiel humain. Malgré les meilleures conditions économiques que le Canada ait connues en une génération, la proportion d’enfants qui vivent dans une famille pauvre, dans un quartier pauvre, demeure obstinément élevée au Canada.

Le taux de pauvreté infantile au Canada est resté le même qu’en 1989 (11,7 %), l’année où les parlementaires, tous partis confondus, promettaient d’éliminer la pauvreté infantile avant l’an 2000.

Cela ne s’est pas produit. Les familles canadiennes qui élèvent des enfants travaillent plus fort que jamais juste pour conserver ce qu’ils ont. Un bon nombre prennent du recul. Les foyers canadiens ayant des enfants de moins de 18 ans consacraient en moyenne au travail 200 heures de plus par année en 2005 qu’en 1996. La plupart de ceux qui ont augmenté leur nombre d’heures de travail sont ceux qui ont déjà le moins de revenus. Pourtant, ils ne peuvent toujours pas se payer l’essentiel. Ils ne peuvent pas non plus épargner. Les revenus ne bougent pas et les coûts croissants grugent les épargnes dans le budget de nombreux Canadiens. Les Canadiens ont épargné en moyenne 7 500 $ en 1990, mais ce montant est passé à 1 000 $ aujourd’hui. Au moins 60 % des Canadiens de moins de 45 ans sont endettés.

Si les Canadiens ont tant de difficulté en cette période où notre économie est la plus robuste depuis les années 1960, que ferons-nous si les nuages financiers du Sud traversent nos frontières?

Plusieurs mesures conviendraient que nos gouvernements pourraient mettre en œuvre dès à présent.

Ils pourraient augmenter le salaire minimum de façon à ce qu’une personne qui travaille à plein temps toute l’année ne vit pas dans la pauvreté. Ils pourraient améliorer l’admissibilité aux prestations d’assurance-emploi ainsi que le niveau de ces prestations, puisque la majorité des travailleurs canadiens qui contribuent à l’AE ne sont pas admissibles à en bénéficier en temps difficiles. Ils pourraient accroître les soutiens au revenu de base pour ceux qui ne peuvent pas travailler. Ils pourraient aussi investir dans un plus grand nombre de programmes sociaux en vue d’améliorer l’accès à un logement abordable et de qualité, aux garderies, aux études postsecondaires et au transport public. Si les gouvernements faisaient tout cela, la qualité de vie serait incontestablement meilleure non seulement pour les familles canadiennes à faible revenu, mais également pour la majorité des Canadiens. Mais aussi longtemps que les tendances actuelles se poursuivront, avec les riches qui rapportent chez eux une plus grande part des revenus du marché du travail, et qui utilisent ces gains pour augmenter le coût de la vie (en particulier du logement), l’inégalité des revenus continuera de causer des problèmes à la majorité des Canadiens.

La croissance économique est supposée mener à une plus grande prospérité et à une meilleure qualité de vie pour les Canadiens. Pour un trop grand nombre, cette promesse ne se réalise pas.

Mais ce pourrait être autrement. Nous pourrions collectivement guider le pouvoir de la croissance économique dans le sens d’un meilleur intérêt pour nous tous et régler le problème des coûts abordables maintenant. Ou nous pouvons continuer d’attendre, en présumant que la croissance économique et les marchés finiront par nous procurer les biens. On voit bien où tout cela nous mène et il nous semble que nos choix devraient être tout aussi évidents.

 Mme Armine Yalnizyan est économiste principal du projet sur l’inégalité du Centre canadien de politiques alternatives

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